<< TIL BAKA :: |
Soirée asperges![]() La soirée s'était bien déroulée. Tout le monde s'était régalé avec les asperges. Tout le monde avait apprécié l'ambiance. Fête de l'asperge oblige, les conversations avaient la saveur du terroir. Quatzenheim. Truchtersheim. Pfulgriesheim. Pfaffenhofen. Le Kochersberg. La piste cyclable en sable dans la forêt. Le village perdu dans les montagnes. L'autre au fin fond de la plaine. Les convives parlaient de l'Alsace comme d'une terre bénie. Ils y tenaient à leur terre. La géographie avait sur eux, sur nous, des incidences sur la pensée et le ressenti. Thomas était occupé aux casseroles d'eau bouillante qui recevait et rejetait les asperges à rythme minuté. Les premiers plats avaient été découverts et passaient maintenant de doigts en fourchettes délicates qui déposaient avec précaution le légume précieux dans l'assiette. Nous en avions gardé quelques unes pour Thomas. Il venait de lancer la deuxième cuisson et prenait le temps de s'asseoir enfin avec nous à la table. Il transpirait. « Hä Thômas, ousch schwitzt ! ». Tja ! Der kleine schwitzte wie ein Schwein. Je l'avais observé affairé à couper, dépecer, déposer, jeter, surveiller, en pensant toujours à l'opération qu'il allait lancer juste ensuite. Concentré, presque en transe. Presque du métier ? « Alors ces asperges, demanda Thomas ?» Chacun donnait son avis. « Trop cuites ! » lança Thomas comme un mauvais verdict contre lui-même. Elles étaient un peu trop cuites, c'est vrai. Mais la mayonnaise et la vinaigrette étaient excellentes. Thomas prit note et repartit surveiller ses casseroles. Il revint bientôt avec un nouveau plat fumant. « Mettez m'en quelques unes de côté, j'arrive ! ». Délicieux. Moins acide, plus croquante tout en restant fondante. Bonne cuisson. Thomas ne s'était pas trompé. Il engouffrait les asperges à la cuiller. Je le lui fis remarquer. Il n'avait pas de fourchette. Il finit par prendre ses doigts. C'était un vrai repas de famille. Immense table, assiettes et couverts. L'apéro s'était déroulé à merveille. J'avais fait connaissance avec tout le monde ou presque. En coupant le comté : la gourmande. En fumant une cigarette : un vendeur de portes. Le pâtissier avait préparé un gâteau au vin rouge. Le vigneron avait apporté de Mittelbergheim sa cuvée spéciale de Sylvaner. Numéro 12. Du numéro de sa cuve. Elegant, sobre, sec, succulent. Un peu avant manger, j'avais observé avec une des convives- la gourmande- les photos et les tableaux dispersés tout autour des deux pièces communicantes. « Et les photos ? Ce sont des photos de Thomas ? » avait-elle demandé. « Oui, je crois... ses premiers clichés de jeune adolescent. » « Ah bon déjà si jeune !... » La jeune femme s'était approchée et éloignée des portraits noir et blanc, cloués çà et là sur de vieux volets en chêne. Elle avait capté les regards et expressions de deux gamins faisant les fous, d'une vieille dame en panier à bicyclette, d'un grand-père en plein travail dans l'atelier. « C'est chouette ! » « Ben c'est plutôt rassurant, c'est son métier ! » « Oui mais quand même ! Ces visages, et ces quatre petites vieilles sur leur banc ! ». « C'est vrai que c'est un métier pour lequel il a du talent. » « Et il a décidé d'arrêter ? » « Je crois qu'il fuit surtout le monde oppressant et contraignant de la presse, il cherche le partage humain. » Nous descendîmes les trois marches de bois qui menaient à la cuisine, bar, salle à manger. Tout était en animation. Thomas déposait un plat d'aperges sur la table. Passant entre deux convives affamées, il semblait fier et heureux. Le sourire aux lèvres, il repartit aussi vite vers le coin cuisine. Je fis le tour de la table pour rejoindre les quelques places encore libres. Là, le temps et l'image s'arrêtèrent soudain. Les convives étaient déjà plongées dans des conversations animées et croisées. En diagonale, dans une perspective hallucinante, les plats d'asperges dégageaient cinq nuages de brume dansante. La douceur du mouvement contrastait avec le brouhaha gestuel et sonore de la pièce. Les asperges emmitoufflées dans leur torchon immaculé, fumaient de la vapeur d'eau régulièrement sur la grande tablée de vingt couverts, illuminées en quinconce par de petites bougies chauffe-plat posées à même la nappe blanche. Attendant d'être dégustées par les convives. Je savourais fascinée. --o Suzon Laesser -x- 2006 |